Les deux positions sont compréhensibles, étant entendu, d’une part, la gravité des faits reprochés à Monsieur Soro, et d’autre part, la position du mis en cause (Président de l’Assemblée nationale, deuxième personnalité de son pays), ainsi que des enjeux en présence.
Le pouvoir en place semble opter, de commun accord avec sa contrepartie ivoirienne, pour la solution politique, ce qui du même coup provoque davantage l’ire d’une bonne partie de l’opinion nationale, qui crie aux manœuvres politiciennes et à la tentative de « mise sous boisseau » du pouvoir judiciaire.
Cet écrit n’a pas pour but de défendre qui que soit ni d’avancer quelque agenda que ce soit (je n’ai pas de beefsteak à défendre, comme disait quelqu’un !). Il traduit simplement la position d’un libre penseur, sans passion ni parti-pris.
Si dans cette affaire du putsch manqué du 16 septembre 2015, il faut saluer dans l’ensemble le courage et le volontarisme de la justice (et en particulier militaire), il n’en demeure pas moins le cas particulier du mandat contre Guillaue Soro suscite des questionnements, tant du point de vue juridique que de son opportunité politique.
Un mandat juridiquement problématique
Depuis le début de la polémique, on a rarement questionné la légalité du mandat contre Soro. Pour bon nombre d’observateurs nationaux, Guillaume Soro n’est pas au-dessus des lois burkinabè, fut-il président de l’Assemblée nationale et deuxième personnalité de son pays. La question n’est cependant pas si simple.
La légalité des mandats d’arrêt émis par une justice nationale contre les autorités d’un pays étranger a été (et est toujours) l’objet de vifs débats en droit international. S’il n’existe pas aujourd’hui une liste consensuelle des autorités étrangères pouvant bénéficier d’une immunité devant les juridictions nationales, l’existence, en revanche, de l’immunité elle-même ne fait plus l’objet de débat. Il est bien établi en droit international aujourd’hui que certaines hautes personnalités étrangères ne peuvent pas faire l’objet de poursuites devant les juridictions nationales. L’instance judiciaire principale des Nations Unies, à savoir la Cour internationale de justice (CIJ), l’a si bien relevé en 2002. En effet, alors qu’elle venait d’être saisie en cette année par République démocratique du Congo (RDC) au sujet d’un mandat d’arrêt international lancé par la justice belge contre son ministre des affaires étrangères pour crime de génocide, la Cour mondiale fit l’observation suivante :
« Il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’Etat, telles que le chef de l’Etat, le chef du gouvernement ou le ministre des affaires étrangères, jouissent dans les autres Etats, d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales » (§51 de la Décision).
Sauf à réécrire nos constitutions, les présidents des assemblées nationales, même s’ils ne sont pas nommément cités ici, occupent un « rang élevé » dans l’Etat, et on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils bénéficient de la même immunité.
Le juge d’instruction militaire en a-t-il pris considération dans le cas Soro ? Vraisemblablement non. Une telle constatation pourrait engendrer une double conséquence : dans un premier temps, si la Côte d’Ivoire décidait de porter l’affaire devant la CIJ, l’Etat burkinabè risque une condamnation (comme ce fut le cas de la Belgique) et contraint à lever le mandat. La deuxième conséquence est que le mandat du juge, bien que transmis à Interpol, aura peu de chance d’être exécuté dans beaucoup de pays, si Guillaume Soro venait à y être de passage, même en visite privée. En effet, l’immunité dont jouissent les hautes personnalités étrangères est liée à leur qualité (« intuitu personae ») et elles en bénéficient, qu’elles soient en déplacement officiel ou privé.
On pourrait même douter de l’exécution de ce mandat en sol burkinabè (en tout cas, il ne pourra être exécuté sans une collaboration entre la justice et le gouvernement, qui ne semblent cependant pas être sur la même longueur d’onde sur le sujet).
Que l’on se comprenne cependant : l’immunité accordée aux hautes personnalités étrangères ne veut nullement dire qu’il leurs est garantie une impunité dans les actes répréhensibles qu’elles posent. Ces dernières restent justiciables de leurs juridictions nationales (dans les conditions fixées par la législation nationale) et bien évidemment de la justice internationale (Cour pénale internationale notamment), pour les crimes qui relèvent de celle-ci. L’immunité a pour seul objet de garantir des relations interétatiques paisibles, puisque permettre l’arrestation d’autorités étrangères par d’autres Etats est manifestement source de tensions entre les Etats.
Au-delà de cette légalité douteuse du mandat, il se pose une vraie question de son opportunité politique et surtout, de son efficacité à traiter la question posée.
Un mandat inopportun et inefficace
Mettons de côté la question, bien réelle, de nos compatriotes vivant en Côte d’Ivoire. Oublions également nos intérêts économiques stratégiques avec ce pays. Les plus audacieux et les plus optimistes disent que l’on pourrait s’en passer (même si la réalité pourrait être autre !). La question fondamentale qui se pose ici est celle de savoir si un mandat d’arrêt peut résoudre le problème posé. Certains ont cru bon de vouloir séparer « l’individu Soro » de l’Etat ivoirien et d’en faire une affaire « Soro-Etat burkinabè », voire une affaire « Soro-Justice burkinabè ». Mais que l’on ne s’y méprenne pas, il n’a pas d’affaire « Soro-Justice burkinabè » mais bien une affaire « Etat ivoirien-Etat burkinabè ».
Jusqu’à preuve du contraire, rien ne nous dit que Guillaume Soro a agi à titre individuel, qu’il n’a pas reçu l’onction du gouvernement ivoirien, le chef de l’Etat, Alassane Dramane Ouattara, en tête. En tout de état cause, et jusqu’à preuve du contraire encore, de tout le temps qu’a duré le coup, nous n’avons vu ni entendu une condamnation officielle venant de la Côte d’Ivoire. Le fait que l’Etat ivoirien ait pris fait et cause pour M. Soro dans le cadre du mandat renforce par ailleurs cette hypothèse d’ « affaire d’Etat ».
Il ne s’agit de minimiser le rôle de notre justice mais force est de reconnaître qu’aucune justice nationale dans le monde n’a jamais pu régler de telles questions. Comme l’a si bien relevé le journaliste Newton Ahmed Barry, il s’agit d’une affaire qui met « face à face » deux souverainetés : il y a bien eu, comme on l’a relevé plus haut, une ingérence de « l’Etat de Côte d’Ivoire » dans les affaires intérieures de « l’Etat du Burkina Faso » (comme par le passé il y a eu des ingérences de l’Etat burkinabè dans les affaires intérieures de l’Etat ivoirien et bien d’autres pays !). De telles affaires ne peuvent pas se régler à coup de mandat d’arrêt. En plus de la guerre et de la diplomatie mentionnées par Newton Ahmed Barry, ces affaires peuvent se régler par le recours à l’arbitrage international ou à une juridiction internationale (la Cour internationale de justice par exemple). Tout autre moyen de règlement, en particulier la justice nationale, reste illusoire et source de tensions.
Tout comme la justice ivoirienne n’avait pas lancé de mandat contre Blaise Compaoré ou d’autres autorités burkinabè à l’époque (connaissant bien sûr les dangers qu’auraient entrainés une telle aventure), malgré les informations avérées du soutien de la rébellion par notre pays, toute arrestation de Guillaume Soro sur notre sol pourrait entrainer des conséquences fâcheuses dans les relations entre nos deux pays (la rupture des relations diplomatiques étant l’une des plus évidentes). Tout au plus, Soro pourrait être déclaré persona non grata dans notre pays ; dans ce cas, il ne sera pas arrêté mais interdit seulement de séjour au Burkina. Cette éventualité relève, comme on le sait, du gouvernement, qui ne semble cependant pas vouloir aller dans ce sens.
Comparaison n’est certes pas raison mais on se rappelle de la mise sur écoute de la Chancelière allemande par les Américains, découverte il n’y a pas très longtemps. Ces écoutes sont bien évidemment illégales à tout point de vue. Néanmoins, lorsque l’affaire a éclaté, il n’a pas été question d’ouverture d’une enquête par la justice allemande, encore moins de mandat contre quelque autorité américaine. La question a été gérée « autrement » et les deux continuent d’entretenir de bons rapports.
Revenant sur Guillaume Soro, l’on a vu que les autorités françaises ont dû utiliser des stratagèmes – prétexte de visite officielle – pour ne pas l’arrêter, à la suite du mandat d’amener lancé contre lui par la juge française en décembre dernier. C’est dire la complexité de ce type de questions, d’où la nécessité de collaboration (ou du dialogue) qui doit s’instaurer entre les autorités judiciaires et gouvernementales, à chaque fois que de tels sujets apparaissent.
D’aucuns voient en cet appel au dialogue, une atteinte à la séparation des pouvoirs, voire une remise en cause de l’indépendance de la justice. Il s’agit là d’une courte vue. La séparation des pouvoirs n’est pas un rideau de fer, et autant le judiciaire que l’exécutif travaillent tous dans l’intérêt du peuple burkinabè. Sur les sujets concernant l’Etranger et particulièrement sensibles comme c’est le cas présent, le dialogue est indispensable et c’est au contraire la non-collaboration qui dessert l’intérêt du pays. Envers l’Etranger nous devons former un visage uni, puisque c’est comme cela que l’on nous regarde de là-bas : il n’y a d’exécutif ou de judiciaire pour l’extérieur, il y a « l’Etat burkinabè ». C’est en cela que la guéguerre actuelle entre la justice et le gouvernement est particulièrement regrettable et indigne d’une nation « civilisée ». Ailleurs, ces questions hautement sensibles sont réglées « au plus haut niveau » entre les différents pouvoirs, dans la discrétion la plus totale, et ce dans l’intérêt bien compris du pays.
Certains accusent le gouvernement de vouloir camoufler la vérité en acceptant l’offre de règlement diplomatique de la question. D’autres vont à affirmer que la manœuvre du pouvoir consiste à vouloir soustraire leur « ami » Soro de la justice. Ceux qui nous connaissent savent les réserves que nous avons toujours eues envers les nouvelles autorités de notre pays. Mais la vérité est que s’il y existe des personnes qui ont un intérêt particulier à ce que Guillaume Soro jugé et sévèrement puni, nous croyons que c’est bien ces dernières ! Certains d’entre eux auraient pu même se constituer partie civile dans un éventuel procès de celui-ci, puisque dans le plan funeste concocté par lui et les putschistes, il y avait des projets d’assassinats contre certains dirigeants du pouvoir actuel. Si ces personnes ont pu s’élever pour dépasser leurs intérêts individuels et souhaitent un règlement politique de la question, nous devons tous « mettre de l’eau dans notre vin » et ne pas continuer à dépenser notre énergie précieuse à tirer sur le « corbillard » Soro.
Certes, beaucoup de vies innocentes ont été arrachées à l’occasion de ce putsch manqué mais à notre humble avis, les véritables fautifs ne sont ni les Soro ni les autres mains extérieures. Les vrais fautifs, ce sont nos frères, qui ont retourné les armes du peuple contre celui-ci, et qui ont voulu pactiser avec le « diable étranger » pour détruire leur propre pays. Ceux-là (il faut remercier Dieu), nous avons pu leur mettre la main dessus ; il s’agit donc de les sanctionner à la hauteur de leur crime, afin que plus jamais il ne passe par la tête d’un fils de ce pays de vouloir déstabiliser la patrie, seul ou en intelligence avec l’Etranger. Le reste n’est que distraction, alors que nous avons besoin d’unir nos efforts tant les défis qui nous attendent sont immenses. Nous n’avons pas besoin d’installer le pays dans une crise permanente. Les individus passent mais les nations demeurent éternelles.
Ousseni ILLY
Docteur en droit international
Enseignant-chercheur à l’UO2