Mes chers compatriotes, sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
À 72 heures de l’ouverture de la campagne pour l’élection présidentielle de 2015, j’ai estimé urgent d’appeler les responsables ivoiriens à la raison démocratique, avant qu’il ne soit trop tard pour notre pays.
J’ai suspendu ma participation au scrutin avec, pour unique condition de retour, l’octroi de garanties indiscutables de transparence, d’équité et de sécurité pour tous les candidats et pour les Ivoiriens.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
72 heures après que le président-candidat eut engagé notre pays sur la voie sans issue d’une campagne en solitaire et après avoir observé son manque de tenue ainsi que celui de son cercle rapproché, j’ai pris la décision du retrait sans délai de ma candidature à l’élection présidentielle du 25 octobre 2015.
Je viens d’adresser un courrier aux instruments institutionnels du processus, la Commission Électorale et le Conseil Constitutionnel, pour le leur notifier officiellement.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Notre pays et son peuple méritent mieux que le spectacle lamentable d’une campagne d’intoxication et d’invectives permanentes. Notre pays et son peuple méritent mieux qu’une foire d’empoigne. Si la construction démocratique est jugée bonne pour le reste du monde, elle doit l’être également pour notre pays.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Au lieu de se préparer à défendre le passif d’un bilan économique et social si peu flatteur devant notre peuple, unique souverain, ses gouvernants d’un moment cèdent à l’emballement et préfèrent se cacher derrière d’avilissantes querelles personnelles. Or, dans un passé proche, les Ivoiriens ont, pour la même cause, payé au prix du sang la guerre des ego. Les Ivoiriens ne demandent aujourd’hui qu’à vivre en paix. Les Ivoiriens ne demandent qu’à sortir enfin du cycle de violence et d’incivilité dans lequel une certaine conception de la politique les a plongés.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Gouverner un État requiert un minimum de sagesse. Gouverner l’État demande avant tout de se montrer capable de se gouverner soi-même. Gouverner l’État nécessite d’avoir le sens de la maîtrise et des responsabilités. Un dicton Wolof enseigne que « la sagesse recommande de ne pas dire tout ce que l’on sait ».
J’ai rempli neuf ans durant, au gouvernement de la Côte d’Ivoire, l’office de chef de la diplomatie ivoirienne. J’ai assumé des fonctions diplomatiques sous la houlette d’un des plus visionnaires et des plus sages chefs d’États que l’Afrique et le monde aient connus.
Personne n’ignore, en Côte d’Ivoire comme aux quatre coins de la planète diplomatique, que j’ai été, bien avant mon entrée au gouvernement en 1990, un des principaux missi dominici du président Félix Houphouët Boigny. Tous ceux qui l’ont fréquenté savent que le président Houphouët-Boigny était, concernant la gestion de l’État, homme de prospective. Il préparait depuis longtemps chacun des cadres ivoiriens présents à ses côtés à l’exercice de leurs futures responsabilités. « Heureux, en effet, celui qui ne sait pas ».
Chacun sait que je suis un des derniers gardiens du temple et de ses secrets. Le président Houphouët Boigny lui-même m’invitait à renvoyer à des échéances plus tardives la publication de mes Mémoires. Par éducation et par culture professionnelle, je n’ai jamais fait étalage de tout ce que je sais. Pour préserver la Côte d’Ivoire également.
J’ai encore le vif souvenir du rôle primordial que ma décision de m’opposer à la violation des dispositions de l’article 11 de la Constitution de la première République par le gouvernement, après la disparition du président Houphouët-Boigny, a joué pour éviter à notre pays le drame d’une aventure personnelle et surtout anticonstitutionnelle.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Le destin de notre pays compte dans l’équilibre géopolitique de la région et dans la redéfinition de l’ordre du monde. La sécurité intérieure des grandes puissances se gère hors de leurs frontières, leurs stocks migratoires aussi. L’État de Côte d’Ivoire n’est pas n’importe quel État sur l’échiquier continental. Nous sommes un pays creuset, une terre pionnière, qui a vocation, comme l’indique notre hymne national, à l’espérance et à l’hospitalité. Nous sommes une digue au coeur d’une sous-région située sur un arc de conflits. Une sous-région dans laquelle circulent armes et narcotrafiquants. Une sous-région qui alimente en main d’oeuvre l’internationale du crimcrime. Une sous-région désormais dangereusement exposée au risque terroriste.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Notre géographie nous oblige. Nous devons favoriser les bonnes dispositions de nos concitoyens à l’absorption croissante de migrants sur notre terre-refuge, en même temps que nous constatons un boom démographique interne et externe appelé à modifier jusqu’à la provenance des flux migratoires. Voilà entre autres ce qui doit faire l’objet de l’attention de gouvernants responsables et sur quel type de sujets ils sont attendus. Voilà parmi d’autres les raisons qui m’ont incité à solliciter vos suffrages dans une élection dont j’aurais voulu qu’elle s’annonçât démocratique.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Mon ambition, la seule qui vaille à mes yeux, est de protéger notre pays et de garantir à notre peuple le bien être qui lui est dû. Mon ambition est de me tenir aux côtés des Ivoiriens dans cette période d’effondrement de notre démocratie.
Les gouvernants doivent un tant soit peu sortir de l’orgasme du pouvoir, pour enfin assumer les responsabilités que leur confèrent leurs charges actuelles.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
J’ai mesuré l’intensité de l’attente et de l’espoir suscités par ma candidature dans la Côte d’Ivoire profonde. J’ai espéré jusqu’au bout avec les Ivoiriens que le président-candidat accepterait une élection à la régulière, pour qu’il se rende à l’évidence de son impopularité dans le pays réel. Hélas, tout à sa campagne permanente, le président-candidat ne semble pas réaliser qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Sage et vaillant peuple de Côte d’Ivoire,
Je me tiens à tes côtés pour réclamer une démocratie pour notre pays. Je m’emploierai inlassablement à mettre au service de ce pays toute mon énergie.
Que vive la Côte d’Ivoire plus solidaire, plus démocratique, dans l’ordre juste !
Amara ESSY,
Ancien ministre d’État, ministre des Affaires Étrangères,
Président de la 49e session de l’Assemblée Générale de l’ONU,
Ancien secrétaire général de l’OUA.