C’est devenu un rituel, depuis l’arrivée au pouvoir du président Juan Carlos Varela, en juillet 2014. A chaque grosse saisie de drogue dans les quartiers chauds de Panama ou sur les bateaux « go-fast » qui croisent au large du pays, la presse est conviée. Sous le crépitement des flashs des photographes, des milliers de briques de cocaïne, de marijuana et d’héroïne, exposées à même le sol sur d’immenses terrains vagues à l’extérieur de la ville, sont brûlées par la police et les douanes.
Les « Panama papers » en trois points
- Le Mondeet 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
- Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
- Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.
Ces mises en scène spectaculaires sont censées témoigner de la détermination du gouvernement à éradiquer le crime organisé et le blanchiment de capitaux au Panama, après les années de dictature et de corruption.
Elles contrastent pourtant avec le refus de ce petit Etat d’à peine 76 000 km², à la jonction de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, de s’ouvrir à lacoopération contre la fraude et l’évasion fiscales, comme l’y exhorte le G20 (les vingt pays les plus riches de la planète).
Avec plus de 100 000 sociétés dotées du fameux statut offshore d’International Business Corporation, totalement opaques et exonérées d’impôts, le Panama est considéré comme l’un des grands trous noirs financiers de la planète. Une nébuleuse où vient se recycler l’argent du crime et de la fraude.
Pression diplomatique
Depuis deux ans, les leaders du G20, dont les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou laFrance, ainsi que l’état-major de l’Organisation de coopération et dedéveloppement économiques (OCDE), exercent une forte pression diplomatique sur le pays, afin qu’il s’engage à passer à l’échange automatique de données fiscales à l’horizon 2018, comme l’ont déjà fait d’autres places fortes du secret bancaire.
Ce mode d’échange, qui consiste à se transmettre entre Etats, de façon systématique, toutes données financières sur les contribuables (comptes bancaires à l’étranger, intérêts perçus, parts de sociétés, etc.), selon des standards conçus par l’OCDE, est perçu comme le meilleur moyen d’identifier les fraudes. Il doit se substituer au mode d’échange actuel, « à la demande », c’est-à-dire déclenché sur la requête de pays tiers.
Or, la Suisse, le Luxembourg, le Liechtenstein, Singapour et la quasi-totalité des petits paradis fiscaux des Caraïbes et du Pacifique (les îles Vierges britanniques, Samoa…) ont tous fini par capituler et se sont engagés à échangerautomatiquement leurs données. Le Panama, lui, s’obstine et s’enferre, plus préoccupé par la défense de son centre financier que par l’intérêt général.
« Panama aujourd’hui, c’est un“free rider”, un passager clandestin dans unmondequi se normalise. Cela ne peut plusdurer. Pour que la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales marche, on a besoin de toutle monde à bord »,déclare sans détour Pascal Saint-Amans, le directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. Hormis le Panama, seuls trois autres « irréductibles »,Bahreïn, Nauru et Vanuatu, refusent de s’engager à faire de l’échange automatique.
Progrès insuffisants
Lors d’un audit mené début mars à Panama pour évaluer la qualité des lois et des pratiques du pays, les experts mandatés par l’OCDE ont relevé de nombreuses failles… dont des progrès insuffisants pour identifier les bénéficiaires réels des sociétés offshore, des bilans comptables manquants et des problèmes de conventions fiscales avec l’Inde et la Colombie.
La tension, ces dernières semaines, est montée de plusieurs crans. Un rapport pointant les contradictions entre le discours politique du Panama et sa stratégie d’isolement toxique a été remis, par l’OCDE, aux ministres des finances du G20, lors de leur réunion des 26 et 27 février, à Shanghaï. Surtout, un état des lieux a été dressé, pays par pays, sur l’état actuel de la coopération du Panama en matière de lutte contre la fraude fiscale. Les conclusions sont, selon nos informations, mauvaises. Ainsi, depuis trois ans, le Panama a reçu, au total, plus de cent demandes d’information sur des situations fiscales suspectes, de la part de pays membres de l’OCDE.
Seul un premier groupe d’Etats, dont la Suède, se dit satisfait des réponses obtenues. Un deuxième groupe, dans lequel figurent les Etats-Unis et l’Espagne, évoque un bilan mitigé. Un troisième et dernier groupe, enfin, parle, lui, de résultats« profondément négatifs ». Parmi eux figure la France, qui, toujours selon nos sources, a envoyé 37 demandes d’information et a reçu 31 réponses, dont une grande partie ne sont pas satisfaisantes.
Bientôt des mesures de rétorsion ?
Jusqu’où ira le pays pour défendre son lobby financier et, surtout, ses grands cabinets d’avocats qui, comme Mossack Fonseca ou son grand concurrent Morgan & Morgan, détiennent, dans leur pays, le monopole de l’immatriculation de sociétés offshore ? Combien de temps durera l’épreuve de force avec Panama ?
La réponse sera politique. Elle dépendra des mesures de rétorsion que décideront d’adopter, dans les prochaines semaines, les grands pays du G20. Iront-ils jusqu’à rétablir les fameuses listes noires et grises des Etats et territoires non coopératifs, autrefois dressées par l’OCDE, qui avaient été supprimées en 2011 afin de ne plus stigmatiser, mais au contraire d’encourager les pays à faire des efforts ? C’est l’une des options.
La réponse tiendra aussi dans l’attitude des alliés traditionnels du Panama, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Jusqu’à présent, ils ont toujours encouragé les efforts du pays pour renforcer son arsenal de lois, notamment en matière de lutte contre le blanchiment, préférant voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide.
Mais les temps changent. Sollicité par Le Monde, Robert Stack, secrétaire adjoint au Trésor américain, a cette déclaration explicite : « Nous attendons du Panama qu’il se comporte comme le lui imposent ses obligations de membre du Forum global[l’instance de l’OCDE où se vérifie l’application des standards de coopération fiscale]… Y compris en termes de transparence. »
Lemonde.fr