La Société des Transports Abidjanais (Sotra) ne répond plus à la demande des populations en matière de transport en commun. Malmenés par les irrégularités, les surcharges et les défaillances techniques, en dépit de bus acquis à coup de milliards, les Abidjanais paient un lourd tribut du fait du monopole d’une société d’Etat au bord de la faillite. Notre enquête.
Adjamé, terminus Sotra gare nord, ce lundi 19 janvier 2015. Il est 18 heures. Toutes les rangées d’arrêts de chargement des autobus sont littéralement bondées de monde. Rarement dans cette gare, l’on accède au bus sans avoir à user des coudes. Et quand les portières se referment, c’est à un spectacle de passagers «ensardinés» et un bus déjà essoufflé par le poids du chargement qui quitte la gare en direction d’une trajectoire d’où attendent aussi depuis des heures, d’autres clients. Bondés dès le départ, les autobus qui partent de la gare ne s’arrêtent pas aux premiers arrêts de la ligne. Ils ne marquent leur premier arrêt que là où il y a des passagers à bord qui descendent. Et pour quatre où cinq passagers qui descendent, ce sont des dizaines d’autres qui se massent aux portières pour monter. Toutes les lignes de la Sotra offrent tous les matins et tous les soirs, ces scènes déshumanisantes des usagers. Les jours ouvrables, la corvée des usagers est indescriptible. Durant une semaine, nous avons observé que plusieurs bus programmés à l’aube pour 4 heures 45 mn ne démarrent finalement qu’à 5 heures 45 mn. Plusieurs lignes comme les 81 et 82 n’ont même plus de bus. Et Dieu seul sait, combien d’élèves et étudiants voient leur étude compromise en raison de ces retards. L’irrégularité des départs des bus entraîne conséquemment les surcharges qui, à leur tour, affectent l’état mécanique des mastodontes.
Trop de désagréments infligés aux clients
Combien de fois des passants n’ont-ils pas marqué un arrêt pour s’étonner de l’inclinaison dangereuse d’un autobus sous le poids de la charge dans les artères d’Abidjan. Des bus dont la plupart n’arrivent jamais à destination. Les rues jonchent de ces autobus qui tombent comme des mouches, en panne ou mêmes prennent feu en cours de voyage. Pour la seule journée du vendredi 16 janvier dernier, nous avons dénombré dans les seules communes de Yopougon, d’Abobo et d’Adjamé, une demi-douzaine d’autobus en panne. Au nombre de ceux-ci, deux rares articulés encore opérationnels immatriculés 7801 et 7804. Et chaque jour, dans le District d’Abidjan, ce sont au moins une dizaine de bus qui tombent en panne. Abandonnant les clients qui se rendent au travail ou qui en rentrent parfois en plein milieu de la chaussée sans aucune possibilité de remboursement. Il y a pourtant longtemps, trop longtemps même que la Sotra inflige à sa clientèle, de longues heures d’attentes à des arrêts, sans qu’aucune mesure corrective ne soit apportée par sa direction. Aux lendemains de la crise postélectorale, selon des sources proches de la direction générale, la Société des transports Abidjanais ne disposait seulement que d’une centaine de bus opérationnels sur l’ensemble de son parc. Toute la flotte était en panne. Il a fallu que les mécaniciens libèrent leur génie créateur, pour remettre en état de marche plus de 300 bus à travers les 5 dépôts Sotra opérationnel sur 7 à ce jour. Mais, il convient de préciser que ces bus qui ont fait l’objet de réparation et résistent encore, sont de marque Renault. Pour rappel, l’apparition des bus d’occasion dans les parc-autos de la Sotra a débuté dans les années 90, avec la crise économique qui frappait de plein fouet, la Côte d’Ivoire. Les caisses de l’Etat asséchées, la Sotra comme bien d’autres sociétés d’Etat traverse une passe difficile. De plus d’un milliers de bus dans les années 85, son patrimoine roulant n’a cessé de chuter au point où, la société ne parvenait plus à satisfaire la clientèle. Une clientèle qui, elle, s’accroît chaque année, à une belle vitesse. Résignés, certains abidjanais estiment finalement avec ces bus que l’essentiel, c’est d’être transporté. Mais dans quelles conditions de sécurité où le client n’a droit à aucun confort! Du millier d’arrêts de bus dont environ 300 étaient équipés d’abribus, ces points d’accueil de la clientèle laisse totalement à désirer. Excepté quelques abribus qui tiennent encore dans quelques communes comme le Plateau, vitrine du District d’Abidjan, les autres ont soient disparus, soient été transformés en dortoirs des fous. En effet, à cause du manque d’entretien de ces espaces clientèles, ces abribus servent désormais de logis aux déséquilibrés mentaux et même parfois aux personnes sans domicile fixe. Aussi, des annonceurs ont-ils trouvé un espace pour des affichages publicitaires sauvages. Une situation qui contraint les abidjanais à braver le soleil et toute sorte d’intempéries pour attendre des autobus aux cadences irrégulières de passage quand ils ne sont pas pleins à craquer.
Des soupçons de surfacturations des bus «d’occasion» acquis
Au sortir donc de la crise postélectorale, comme nous le rappelions, la Sotra ne disposait que d’une centaine de bus. Ceux qui étaient en panne ont dû être réparés pour étoffer le parc. Selon des ingénieurs avec lesquels nous avons échangés dans les dépôts de Yopougon et à Koumassi et qui ont requis l’anonymat, les Bus Renault sont les marques les plus adaptés et les plus résistants. Pourtant, en 2012, bénéficiant d’une ligne de crédit mise à la disposition de la Sotra par l’Etat à travers Versus Bank, le Directeur Général de la Sotra, Méité Bouaké procède à l’achat de près de 500 bus en Hollande. Sans consulter les ingénieurs de la Sotra, il opte pour la marque Daf (Ldv). Ces bus dits «France Au revoir» seront livrés au bout de cinq mois par vague de 100 avec des tableaux de bord affichant déjà entre 600.000 et 800.000 km. Mais avant d’être acheminés en Côte d’Ivoire par bateau, les autobus verront leur carrosserie retaper en Hollande pour présenter une fière allure. Le coût d’achat de ces bus d’occasion qui tourne entre 6 et 9 millions Fcfa en Hollande ont été multipliés par trois voire par quatre. Les Ivoiriens découvrent avec curiosité, ces bus de «nouvelle technologie» dont l’arrivée est annoncée avec tambours et trompettes. Mais l’émerveillement est de courte durée. Car, on se rend bien compte que ces véhicules ne sont pas adaptés à notre climat, pas plus qu’à la façon dont ils sont surchargés. Ce qui devrait être une bouffée d’oxygène pour les populations tourne au revers de la médaille. Quelques mois seulement auront suffi pour que ces véhicules montrent leur limite. Les pannes sont fréquentes, et partout. Depuis, ces bus d’occasion acquis pour plusieurs milliards de nos francs, occupent les premières loges dans les ateliers de Sotra industrie à Koumassi où les ouvriers s’évertuent chaque jour, à les remettre en marche. Tenus parfois à l’impossible, les mécaniciens de cette société d’Etat sont tout simplement sur la brèche où les bus d’occasion les ont posés.
Plus des 2/3 du parc-auto inopérants
Selon des ingénieurs-mécaniciens de la Sotra, les 2/3 des véhicules d’occasion acquis tambour battant, il y a seulement un an, sont garés. Un gâchis qui dénote de l’absence d’une véritable politique de gestion du patrimoine roulant de cette structure. Pour une société qui engrangeait, il y a quelques années, 55 millions de Fcfa par jour en termes de recettes, selon nos investigations, aujourd’hui, c’est à peine si elle parvient à réaliser la moitié. Mais pourquoi le Directeur général, Méïté Bouaké a-t-il opté pour des véhicules d’une autre marque plutôt que Renault qui, aux dires des ingénieurs, résiste à son contexte d’exploitation. Comment justifie-t-il le coût d’achat de ces véhicules acquis l’unité entre 25 et 40 millions de nos francs sur du papier alors qu’en Hollande, ces mêmes bus ne coûtent que 9 millions de nos francs ? Autant de questions que l’on se pose et dont des réponses sont nécessaires pour éclairer la lanterne des Ivoiriens. Au cours de notre investigation, nous nous sommes aussi intéressés à la gestion des 2 milliards déduits des 15 octroyés par Versus Bank aux fins de la réhabilitation des dépôts de la Sotra d’Abobo et de Williasmville. Par appel d’offres, l’on se souvient que ce marché avait échu à la Société Malex Bat&TP. Alors que l’ouverture du dépôt de la Sotra était prévue pour mai 2013, jusqu’à ce jour, les travaux commencés timidement sont en suspens. Il en est de même pour le dépôt de Williamsville dont on ne sait finalement à quand la fin de la réhabilitation. Pourtant, en avril 2013, ce sont au total, onze lettres de commandes que le Directeur général Meïté Bouaké a signé entre le 12 et 25 du mois au bénéfice de Malex Bat&TP. Bons de commande à l’appui, ce sont plus de 250 millions de Fcfa qui ont été décaissés pour le seul mois d’avril. En analysant quelques-unes de ces lettres de commandes, on ne peut s’empêcher de douter de leur sérieux. Tenez-vous bien. Pour une simple réhabilitation des villas 39, 40 et 41 du département réseaux bus Abobo, le coût a été chiffré à 59 millions de nos francs. Qu’en serait-il alors, s’il s’agissait de reconstruire les trois villas en question ? Pourquoi le Directeur général de la Sotra s’appesantit-il sur les travaux du genre «réparation de dallage», et des «hangars de station des départements réseaux» pour lesquels des millions sont décaissés avant même d’avoir vu les travaux s’exécuter ? Pourquoi, quatre ans après la crise post-électorale et bien que 15 milliards de Fcfa aient été décaissés pour faire face aux travaux d’urgence, alors que les dépôts Sotra d’Abobo et de Williamsville demeurent encore inopérant. A quoi finalement a servi l’argent mis à la disposition de la Sotra pour ces travaux d’urgence ?
Gestion à problème du personnel, démotivation : l’inspection générale d’Etat interpellée
Même au sein du personnel, la motivation n’est plus de mise. Selon le témoignage de certains travailleurs, nombre d’entre eux ont été promus depuis plus d’un an sans bénéficier jusqu’à ce jour, des avantages catégoriels. Le comble de cette kyrielle de problèmes, c’est que les travailleurs de cette société d’Etat n’ont pas pu disposer de leurs salaires avant les fêtes de fin d’année 2014. Les salaires, selon nos informations, ne leur ont été payés qu’autour du 10 janvier 2015. Dans une Côte d’Ivoire en quête d’émergence, une société d’Etat aussi budgétivore (40 millions Fcfa de facture d’électricité chaque 2 mois) et qui ne répond plus à ses missions premières doit être confiée à des dirigeants ambitieux à même de la redresser. Mais que dire de l’inspection générale d’Etat qui a, à charges de promouvoir la bonne gouvernance. Quelle importance cette inspection d’Etat accorde t- elle à cette image négative sur la population ? Simple question de bonne gouvernance et de conscience professionnelle. La direction de la communication de la Sotra, jointe au téléphone, pour avoir sa version des faits et de plus amples informations, estime que la situation n’est pas alarmante. Elle s’est contentée, malgré notre insistance, de nous dire qu’«il n’y a pas d’urgence». Et que la réponse sera donnée plut tard. La direction de la communication de la Sotra entend, à travers son directeur, M. Gnamien, réagir d’ici peu. Alors que le Dg de la Sotra est en Hollande depuis quelques jours, selon nos sources, pour l’achat des mêmes bus d’occasion qui ne sont pas, aux dires des ingénieurs de l’entreprise, adaptés à la Côte d’Ivoire. Avec les mêmes soupçons de surfacturation qui ont commencé à alimenter les conversations dans l’entreprise. Nous attendons donc la réaction de la direction générale de la Sotra qui, pour l’heure, se refuse à nous parler.
Yves Cézanne
(LG Info)