@Informateur- Dans cette interview, parue le mercredi 1er février dans les colonnes du canard Nord Sud Infos, le journaliste ivoirien, Ben Ayoub, par ailleurs Consultant  auprès de l’Institut Américain de Diplomatie et des Droits de l’homme (USIDHR), jette un regard critique sur l’état des libertés en Côte d’Ivoire et évoque le rôle de la société civile, depuis New York.

  • Comment jugez-vous la situation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire?

Dans l’ensemble, on peut dire que les choses évoluent dans le bon sens; même si par moment, on constate un peu de fébrilité. Le retour progressif des exilés notamment le chef de fil de l’opposition, Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé, Akossi Bendjo du PDCI, et bien d’autres cadres de l’ancien parti au pouvoir, le Front populaire ivoirien (FPI), contribue à la décrispation et à une normalisation certaine de la vie politique. Les Nations-Unies, à travers le HCR (Ndlr, Haut-Commissariat aux Réfugiés), ont jugé, depuis le 30 juin 2022, que la Côte d’Ivoire est une destination sure en matière de paix et de sécurité. Le HCR recommande, en effet, la fin du statut de réfugié pour les Ivoiriens à l’étranger. Il faut saluer la dynamique en cours; tout en restant vigilants. Car, depuis un certain temps, « la raison d’Etat » a refait surface. On l’utilise tantôt pour intimider, tantôt pour maintenir des journalistes et activistes dans les liens de la détention. La dépénalisation des délits de Presse serait une avancée démocratique de plus en Côte d’Ivoire.

  • Avez-vous peur que ces progrès soient entravés à l’orée de la future élection présidentielle?

Vous savez, en matière de paix et de stabilité, rien n’est acquis définitivement. Surtout dans nos États fragiles où la Justice est parfois utilisée pour régler des comptes politiques. Quand on a vu comment, en 2020, les autorités ivoiriennes ont procédé pour écarter des candidats gênants, il faut espérer que de telles contorsions politico-juridiques ne se reproduisent plus. Il faut tourner la page de l’arbitraire, de la méfiance et de la défiance. Le pouvoir doit tendre la main à d’autres Ivoiriens qui sont encore en exil ou en prison, pour avoir exprimé une pensée divergente. Un État fort n’a pas peur de la contradiction. Puisque c’est celle-ci qui lui confère sa légitimité.

  • En parlant d’exilés, vous pensez particulièrement à Guillaume Soro?

Il y a bien évidemment le cas de Guillaume Soro; mais aussi certains membres de sa famille et compagnons politiques qui sont encore derrière les barreaux. Tandis que d’autres personnes poursuivies pour les mêmes chefs d’accusations ont été remises en liberté sans procès. La Justice, c’est la colonne vertébrale d’un Etat. Elle doit être droite et traiter tous les citoyens au même piédestal.

  • Depuis l’extérieur, vous avez assisté au retour respectif de l’ancien président Laurent Gbagbo et son ex-lieutenant, Charles Blé Goudé. En tant qu’acteur des droits de l’homme et observateur de la vie politique ivoirienne, comment avez-vous vécu cela?

C’est d’abord un soulagement de savoir que les choses évoluent positivement, que la paix et la réconciliation reste possible en Côte d’Ivoire. Il est vrai que les autorités n’avaient plus de bonnes raisons de s’opposer au retour de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé; dans la mesure où la Justice internationale les avait blanchis. Mais, en choisissant de faciliter leur retour au pays et en les laissant libres malgré les condamnations qui pèsent sur eux devant les juridictions nationales, le pouvoir montre qu’il est ouvert à toutes possibilités de rapprochement. C’est un acte qu’il faut saluer. Même si c’est aussi une façon de transformer une défaite judiciaire à l’international en une victoire politique au plan national. Là où j’ai été un peu déçu, c’est la banalisation de la mémoire des victimes et de la souffrance des parents des victimes de la crise. Quel que soit leur camp. Ils n’ont pas eu droit à la réparation. Le Pardon et la réconciliation, ce n’est pas seulement une équation politique. C’est aussi et surtout un processus social, moral et spirituel; qui passe par la vérité, le mea-culpa. Jusqu’à preuve du contraire, ni la Justice ivoirienne, ni la Justice internationale n’a répondu à la question de savoir qui a fait quoi au juste. D’aucuns pourraient estimer que cela n’a plus d’importance aujourd’hui; mais c’est archi faux! Il faut se montrer solidaire de la souffrance de ceux qui ont perdu des êtres chers. Car, c’est seulement en compatissant sincèrement qu’on les aidera à guérir et à pardonner, à leur tour.

  • Après Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, un autre poids lourd de la politique ivoirienne reste encore exilé avec de lourdes condamnations qui pèsent sur lui. Il s’agit de Guillaume Soro, le président de GPS. Pensez-vous que lui et son parti ont de l’avenir dans la politique ivoirienne?

Ça serait trop prétentieux de faire un pronostic sur l’avenir politique de Guillaume Soro et son parti, le GPS; dans la mesure où, en l’état actuel des choses, il écope, si on peut le dire ainsi, d’un carton rouge qui le met de facto hors-jeu. Cependant, la politique, comme nous l’enseigne l’adage, est l’art du possible. Je suis convaincu que Guillaume Soro pourra, un jour ou l’autre, rentrer en Côte d’Ivoire et continuer à jouer un rôle de premier plan. L’exil, la persécution des hommes politiques n’a pas commencé par lui. Tout pourrait se jouer sur des détails et peut-être un concours de circonstances. Ce n’est pas encore fini pour Guillaume Soro.

  • On observe une dislocation de la Gauche ivoirienne avec de parts et d’autres, le PPA-CI de Laurent Gbagbo, le FPI de Pascal Affi N’Guessan, le MGC de Simone Gbagbo et le Cojep de Charles Blé. Pour vous qui avez longtemps été un avisé de la scène politique en tant que journaliste, comment expliquez-vous cette situation et des répercussions sur  l’opposition politique?

La Gauche ivoirienne -si elle existe vraiment- est en panne de leadership. Cependant, il est un peu trop tôt de parler de dislocation. Le personnel politique, en Côte d’Ivoire, manque d’étoffe et de profondeur. Il y a trop de compromissions sans conséquences morale et politique. La notion de redevabilité n’existe pas. On a érigé un boulevard pour des entrepreneurs politiques sans scrupule. On vénère l’argent et on crache sur les idéologies.

  • Pensez-vous qu’en 2025, l’opposition pourra faire le poids face au RHDP?

On ne sait rien, pour l’instant, de la configuration politique de 2025. Aussi bien de l’opposition que du pouvoir. Tout va dépendre des acteurs qui seront en lice et du niveau d’engagement, de préparation de leurs bases. Et, en parlant de préparation, l’opposition végète encore; tandis que le pouvoir est au travail pour tout verrouiller.

  • Doit-on craindre un passage en force comme ce fut le cas en 2020?

Je ne saurais le dire. Mais, quand on analyse le discours politique, les éléments de langage des recrues et satellites du RHDP (Ndlr, Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix), sur la toile notamment, il n’est pas à exclure que le Président Alassane Ouattara puisse, à nouveau, être candidat à sa propre succession. Si cela advenait, je ne vois rien qui pourrait l’empêcher de conserver le pouvoir en 2025.

  • Ne pensez-vous pas qu’il est temps de mettre à la retraite les trois elders de la politique ivoirienne?

Avec la suppression du verrou de l’âge par la Constitution ivoirienne, les pépés peuvent compétir avec leurs petits-enfants, qu’on le veuille ou non. Maintenant, si Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo parviennent à un Gentleman agreement; et acceptent de se retirer, c’est l’idéal pour éviter de réveiller les vieux démons de la haine et de la division. Ce n’est pas leurs compétences respectives qui sont mises en doute ici; mais c’est plutôt l’alternative d’un changement générationnel pacifique qui sera anéantie. Ils devraient songer à travailler ensemble, pendant qu’il est encore temps, pour que le passage du flambeau à la nouvelle génération se fasse sans heurts ni effusion de sang.

  • Vous êtes connu également pour votre activisme dans la société civile. Pensez-vous qu’il existe vraiment une société civile en Côte d’Ivoire et que celle-ci joue son rôle comme il se doit?

La société civile est émiettée et fragilisée en fonction des sources de financement disponibles. Il n’existe pas d’organisation au niveau étatique qui permette aux acteurs de la Société civile de capter, au mieux, les ressources extérieures afin d’asseoir une véritable autonomie. Chacun se débat comme il peut et c’est difficile de ne pas succomber face à la compromission, au chantage, à la manipulation. En principe, c’est le Ministère du Plan et du Développement qui devrait aider les organisations de la société civile à se structurer pour faire un bond qualitatif et libérer leur potentiel; mais tout se passe comme si le désordre existant arrangeait, en quelque sorte, des gens. On fait tout pour banaliser la Société Civile; et les acteurs, eux-mêmes, prêtent le flanc souvent. Il faut repenser le modèle de financement des organisations de la société civile. Ailleurs, ce n’est pas un système de rouages avec des initiés qui régit le financement des ONG. La transparence doit être exigée à tous les niveaux, si on veut être performant. Il est inconcevable qu’une poignée d’initiés décident de qui doit avoir accès aux financements ou pas. On a vu, récemment, des organisations surgir de nulle part pour récupérer les financements destinés à la lutte contre la Covid-19. Beaucoup d’ONG créées sur mesure par des personnes qui ont des entrées dans des ministères et dans des institutions internationales, narguent les vrais acteurs qui tirent le diable par la queue. Ces derniers sont réduits parfois au rôle de sous-traitants, pour des projets accordés en douce à des tiers qui n’ont ni les compétences, ni l’expérience requise. Il y a une espèce de légèreté que tout le monde voit mais personne n’ose dénoncer, de peur d’être blacklistés. Le pire, c’est que mêmes les organisations du système des Nations-Unies tombent dans ce copinage avec des ONG fictives qui ne donnent plus de nouvelles et de résultats tangibles aussitôt qu’elles ont fini d’empocher ces financements. On fait des actions d’éclats sans véritable impact social et après, on se retrouve entre amis pour partager le butin. Le Développement Durable est devenu un Business. Malheureusement.

  • A vous entendre parler, on a l’impression que la société civile est aussi gangrenée par la corruption…

La société civile fait partie du corps social ivoirien gravement malade. Récemment, le Gouvernement a procédé à l’ouverture d’enquêtes sur des faits de corruption de dénies publiques impliquant de hauts fonctionnaires de l’Etat. Certains ont été débarqués et d’autres arrêtés. C’est un grand pas dans la lutte contre l’impunité et d’autres phénomènes qui tirent le pays vers le bas. Il est impératif d’adapter la vieille LOI N° 60-315 DU 21 SEPTEMBRE 1960, RELATIVE AUX ASSOCIATIONS en Côte d’Ivoire. Si, avant, tout pouvait reposer sur l’Etat, aujourd’hui, il faut donner plus d’autonomie aux acteurs non gouvernementaux; et leur permettre de jouer pleinement leur rôle d’acteurs du changement. Au Burkina Faso par exemple, ils ont réussi à créer une dynamique participative avec le Secrétariat Permanent des ONG (SPONG). Qui est comme une boussole pour la Société Civile et un interlocuteur crédible aussi bien pour le Gouvernement que pour les Partenaires Techniques et Financiers (PTF). En Côte d’Ivoire, on pourrait commencer par créer une Direction de la Société civile au niveau du Ministère du Plan et du Développement. Le système actuel n’est pas opérationnel; et cela se voit à tous les niveaux. Une fois que le Ministère de l’Intérieur finit de délivrer les Récépissés, les ONG sont livrées à elles-mêmes. La conséquence de tout ça, c’est l’immobilisme, l’absence de participation citoyenne et l’omerta.

  • Le parlement ivoirien a, dans la dernière version de la loi sur la presse inscrit les blogueurs, influenceurs et autres créateurs de contenus sur les médias sociaux au contrôle de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle. N’est-ce pas là une astuce pour contrôler les opinions et bâillonner la critique?

C’est un recul des libertés qui ne dit pas son nom. On est tous d’accord qu’il faut assainir la toile et sanctionner les utilisateurs qui ont des comportements déviants. Mais, de là, à aller sanctionner des sites ou organes de Presse pour des commentaires dont ils ne sont pas responsables, c’est inquiétant. Comment comprendre que les Députés aient laissé passer ça et qu’aucune organisation professionnelle des media ne s’insurge contre cette épée de Damoclès? Il ne faut pas s’en prendre au Gouvernement; mais plutôt à ceux que cette loi pourrait brimer et qui semblent s’en accommoder bizarrement. On parle des journalistes; mais cette restriction de la parole publique concerne tous les utilisateurs des réseaux sociaux. Il faut craindre, de ce fait, l’émergence d’une communauté d’avatars.

Source : Nord Sud Infos